La dernière gorgée de bière, par Ariane Ferrier, éditions bsn press
CRITIQUE , RECIT , SOUVENIRS PERSONNELS / 14 décembre 2017

24 juin 2017, 15 heures 10. Je reçois sur Messenger un message groupé signé Ariane Ferrier: «Chers gens-que-j’aime, il n’y a pas de jolie façon de le dire: la tumeur est revenue. Comme je l’avais décidé, au moment du diagnostic, je ne vais pas m’acharner. Cette décision est totalement sereine! Désolée si je vous fais de la peine…» Ariane, dans toute sa splendeur! Quatre jours après la parution de La dernière gorgée de bière, Ariane n’était plus. J’ai longtemps tourné autour de son livre, sans oser l’ouvrir: peur de l’absence et du chagrin. Et puis voilà, je l’ai lu. Et Ariane est plus vivante que jamais. Je commence par prendre la préface de Mélanie Chappuis en pleine figure. Mélanie a rencontré Ariane à La Tribune de Genève. Alors chef de la rubrique genevoise du quotidien, je venais d’engager la première comme pigiste (je me souviens encore parfaitement de son arrivée en rollers, une recommandation d’Antoine Maurice en bandoulière) et la seconde, que je connaissais de longue date, me livrait chaque semaine sa chronique. Mélanie Chappuis est d’une justesse absolue dans le portrait qu’elle dresse de celle qui est devenue son amie. Ariane Ferrier, elle nous offre un voyage: «la traversée…

Sciences de la vie, par Joy Sorman, éditions du Seuil
CRITIQUE , ROMAN / 12 décembre 2017

Roman singulier que ce Sciences de la vie. Ninon Moïse est frappée d’un mal étrange: la peau de ses bras provoque une insupportable douleur au moindre effleurement. Seulement les bras, des épaules aux poignets. Peut-on maîtriser la douleur en la nommant? Pas sûr. L’allodynie tactile dynamique dont souffre l’adolescente ne s’estompe pas après avoir été nommée. La peau et la douleur sont les motifs récurrents de ce roman construit comme une pièce musicale dont le refrain serai plus long, beaucoup plus long que les couplets. Le refrain, ce sont les visites de Ninon à une armée de spécialistes sensés lui venir en aide: dermatologues, radiologues, médecins, psychiatres, chamanes, hydrothérapeutes, kinés, cardiologues. Aucun ne parviendra à atténuer la douleur, à vaincre le mal. Seule une tatoueuse parviendra à détourner la douleur en noircissant les bras de la jeune fille. Ninon en a eu l’idée en voyant une photo de Daniel Darc, bras encrés fièrement brandis. Les couplets sont constitués des récits de maladies étranges, rares ou incongrues qui frappent l’ascendance de Ninon depuis des siècles. C’est sa mère qui les lui raconte, presque pieusement. Le roman foisonne de termes médicaux, d’énumérations anatomiques, ce qui lui donne une dimension poétique étonnante. Joy…

La Musica, par Marguerite Duras, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
CRITIQUE , THEATRE / 4 décembre 2017

A l’origine, La Musica est une dramatique commandée par la BBC avant de devenir une pièce de théâtre créée le 8 octobre 1965 au Studio des Champs-Elysées, à Paris, puis d’être enfin adaptée au cinéma en 1967 par Marguerite Duras elle-même et Paul Seban. L’appareil critique proposé par La Bibliothèque de la Pléiade (Œuvres complètes, volume 2) donne à découvrir le synopsis de la dramatique commandée par la BBC, des extraits de son script, un texte de présentation de l’édition originale de la pièce (Gallimard, 1965), un synopsis du film ainsi que des notes pour ses deux interprètes, Delphine Seyrig et Robert Hossein. La trame de l’histoire ne varie que peu d’une version à l’autre. Seules les notes pour les deux acteurs donnent une idée plus précise du caractère des personnages. Nous sommes à Evreux, dans le hall d’un hôtel. Un homme et une femme qui viennent de divorcer s’y retrouvent et se racontent leur histoire. Il y est évidemment question de La Musica des mots et des sentiments, Musica à laquelle il faut éviter de succomber. Le hasard a voulu que je lise cette courte pièce de Marguerite Duras juste après Nos débuts dans la vie, de Patrick Modiano….

Nos débuts dans la vie, par Patrick Modiano, éditions Gallimard
CRITIQUE , THEATRE / 3 décembre 2017

Patrick Modiano n’avait rien publié depuis son Prix Nobel de Littérature, en 2014. Et voilà qu’il nous offre simultanément un roman et une pièce de théâtre, intimement liés. Nos débuts dans la vie, la pièce de théâtre, a été écrite avant le roman, de l’aveu même de l’auteur, comme s’il fallait en passer par cette pièce pour retrouver le rythme romanesque. A tel point que Patrick Modiano déclare à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles que la pièce aurait pu être un chapitre de son roman, Souvenirs dormants. Nos débuts dans la vie se déroule dans un théâtre. Mise en abîme à tiroirs. La pièce joue avec La Mouette, celle de Tchekhov que répète Dominique, vingt ans, alors que son amoureux, Jean, vingt ans lui aussi, se promène avec le manuscrit de son premier roman qu’il garde dans une mallette attachée à son poignet par des menottes. Il craint que le compagnon de sa mère ne lui dérobe ses écrits pour les détruire. Elvire, la mère de Jean, est comédienne (comme celle de Modiano), elle aussi. Elle jalouse Dominique qui, malgré son jeune âge, se voir proposer de jouer Tchekhov, alors qu’elle reste cantonnée à des rôles de boulevard. Comme c’est presque toujours…

Un voyage en Russie, par Vincent Perez et Olivier Rolin, éditions Delpire
CRITIQUE , PHOTO / 30 novembre 2017

Avant d’être l’acteur que l’on sait, Vincent Perez a suivi le cursus photo du Centre professionnel d’enseignement de Vevey, au début des années 80. Il aura pourtant fallu attendre 2017 pour qu’il publie son premier livre de photos, Un voyage en Russie. C’est à l’occasion de l’exposition qui lui était consacrée par les Rencontres photographiques d’Arles que Vincent Perez rencontre Vera Michalski qui lui propose de consacrer un livre à la Russie. C’est Vera Michalski encore qui lui suggère la plume d’Olivier Rolin. Vincent Perez et Olivier Rolin effectuent donc, ensemble, quatre voyages en Russie. Quatre voyages pour découvrir (ou redécouvrir, les deux hommes n’en étant pas à leur première incursion dans le pays) quatre régions, aux quatre points cardinaux de la Russie, Arkhangelsk au nord, Astrakan au sud, Saint-Pétersbourg à l’ouest et Oulan-Oude à l’est. Vincent Perez braque son objectif sur les petites gens, les sans grades, même si, à l’occasion, il croise un peintre renommé. Ce qui l’intéresse, c’est la vie quotidienne dans cette Russie hivernale où l’appareil photo est planqué sous la doudoune et où gèle l’encre du stylo d’Olivier Rolin. Les photos sont superbes, les portraits saisissants. Les regards témoignent de la confiance accordée au photographe…

La petite danseuse de quatorze ans, par Camille Laurens, éditions Stock
CRITIQUE , ESSAI / 28 novembre 2017

Il est des œuvres d’art qui provoquent en vous des émotions particulières. Ainsi de La petite danseuse de quatorze ans pour Camille Laurens qui lui consacre un remarquable essai. Le lecteur fait connaissance avec Marie Van Goethem, petit rat de l’Opéra qui a posé pour Degas. En cette fin de 19è siècle, les petits rats ne sont pas à l’Opéra par amour de la danse, mais pour effectuer un travail, payé deux francs par jour, c’est très peu, mais c’est le double d’un mineur ou d’un ouvrier du textile. Les jeunes filles (elles ont entre 12 et 16 ans) y cherchent aussi un protecteur, un de ces bourgeois venus s’encanailler au foyer de l’Opéra Garnier. Degas se mêle à eux de 1860 à 1890 environ, non pas pour le plaisir du corps, mais pour étudier les danseuses dans leur cadre. Degas expose La Petite Danseuse en 1881, lors de la sixième exposition des impressionnistes auxquels il est souvent associé. Mais il n’est pas victime de leur «cécité sociale» nous rappelle Camille Laurens. En 1881, La Petite Danseuse fait scandale. La statue est en cire, une aberration pour l’époque, et exposée sous verre. Mais Degas a surtout donné de Marie une…

Mercy, Mary, Patty, par Lola Lafon, éditions Actes Sud
CRITIQUE , ROMAN / 26 novembre 2017

Cinquième roman de Lola Lafon, Mercy, Mary, Patty est un tournant dans le parcours littéraire de l’auteure. Pas de référence à la Roumanie ou à Nadia Comaneci dans cet ouvrage. Ce seraient notamment la photo de Patricia Hearst posant, arme à la main, devant le drapeau de l’Armée de libération symbionaise (ALS), et le Hey Joe de Jimi Hendrix (même si Lola Lafon préfère la version de Patti Smith) qui ont invité l’auteure à se pencher sur l’affaire Patricia Hearst. Fille et petite-fille de magnats de la presse, elle a dix-neuf ans lorsqu’elle est enlevée par l’ALS, le 4 février 1974. Mais il faudra attendre que Lola Lafon croise le destin de trois jeunes filles de Darfield lors d’une résidence au Smith College, dans le Massachusetts, pour que le roman s’écrive. Aux 17è et 18è siècles, Mercy Short, Mary Jemison et Mary Rowlandson sont enlevées par des Indiens. A l’instar de Patricia Hearst, elles préféreront rester avec leurs kidnappeurs plutôt que de retourner dans leurs familles. La figure centrale du roman de Lola Lafon n’est pas Patty Hearst, mais bien un personnage de fiction, Gene Neveva, Américaine arrivée à la mi-trentaine, professeur de littérature et d’histoire au Smith College, elle…

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, par Lola Lafon, Babel éditions
CRITIQUE , ROMAN / 20 novembre 2017

«Une société qui abolit toute aventure, fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible.» Tout le roman de Lola Lafon tient dans cette phrase. Emilienne, que tout le monde appelle Emile, est dans le coma suite à un épisode de mort subite. La narratrice, son amie, s’efforce de la ramener à la vie, se calque sur le rythme de son réchauffement corporel et de son retour à la conscience, retour marqué par les trous d’une mémoire défaillante. La narratrice continue pourtant à se rendre à la Cinémathèque, sans Emile, et aperçoit la jeune femme qu’elle avaient déjà repérée en raison de son assiduité à suivre les projections. C’est à celle qu’elle appelle La Petite Fille au bout du chemin que la narratrice va raconter l’amitié qui la lie à Emile, leur rencontre dans un groupe de parole du mardi, groupe constitué de femmes victimes de viols. A ce titre, ce roman dit mieux que tout autre la dévastation, la souffrance, la peur de celle qui a été violée, abusée. Les trois femmes de cette histoire ont connu l’enfermement, ou la tentative d’enfermement. La narratrice, que La Petite Fille au bout du chemin appelle désormais Voltairine, a connu le…

Averroès ou le secrétaire du diable, par Gilbert Sinoué, éditions Fayard
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ROMAN / 15 novembre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Gilbert Sinoué se glisse dans la peau d’Averroès pour rédiger les mémoires de ce dernier grand penseur de l’islam des Lumières, voire de l’islam tout court. C’est de Marrakech, où il termine sa vie, qu’Averroès déroule son parcours. Petit-fils d’Abou al-Walid Mohammad, fils d’Abou al-Qasim Ahmad, qui lui donnera une solide éducation, Averroès étudie la jurisprudence, comme son père avant lui, puis la médecine sous la gouverne d’Abubacer puis d’Avenzoar. Mais, depuis son plus jeune âge, Averroès se passionne pour la pensée et ne cessera de se poser des questions, étudiant et commentant Aristote qui restera le compagnon de réflexion de toute sa vie. Obsédé par l’étude, Averroès refuse d’abord de prendre pour épouse celui que son père à choisie pour lui. Il découvre cependant la fièvre des corps auprès de Lobna, de dix-huit ans son aînée. La rupture avec Lobna conduira Averroès à accepter la proposition de son père. Il épouse sa jeune cousine Sarah. A travers la vie d’Averroès, Gilbert Sinoué nous fait découvrir la richesse, mais aussi les risques de la vie intellectuelle d’Al-Andalous. Averroès rédige des dizaines de livres, à commencer par sa réplique à L’Incohérence des philosophes d’Al-Ghazali, réplique qu’il intitule L’incohérence…

Chroniques alexandrines, par Robert Naggar, éditions de L’Harmattan
CHRONIQUES , CRITIQUE / 12 novembre 2017

Ces chroniques sont d’abord d’un amoureux. Amoureux de l’Egypte en général, d’Alexandrie en particulier. C’est en 2003 que Robert Naggar reçoit d’une banque égyptienne un chèque de trente mille dollars. Une somme qui représente les loyers générés par un immeuble appartenant à sa famille, des biens familiaux séquestrés en 1958, après que la plupart des juifs aient été chassés d’Egypte. La famille de Robert Naggar possédait plusieurs immeubles au centre d’Alexandrie, des dépôts, tout un village et de vastes terrains agricoles. Robert Naggar décide de tenter de récupérer ces biens familiaux, profitant de la dé-séquestration prononcée quelques années plus tôt. Il se lance alors dans une vaste enquête qui va durer de 2007 à 2016, période durant laquelle il se rend à de nombreuses reprises en Egypte, seul ou avec des membres de sa famille. En résultent ces dix-sept Chroniques alexandrines qui ont le mérite de nous faire traverser les époques, des souvenirs des années 50 à l’époque contemporaine, de Moubarak à al-Sissi en passant par le printemps arabe. Ayant vécu à Alexandrie jsqu’à l’âge de dix-sept ans, Robert Naggar parle l’arabe presque couramment. Il nous raconte, parfois avec une certaine candeur, mais souvent avec bon sens, ses pérégrinations dans…