L’ordre du jour, par Eric Vuillard, éditions Actes Sud, Prix Goncourt 2017
CRITIQUE , PRIX LITTERAIRES , RECIT / 11 novembre 2017

Vingt-quatre, ils sont vingt-quatre capitaines d’industrie a participer à cette rencontre secrète, le 20 février 1938. Goering et Hitler sont venus personnellement leur parler des élections du 5 mars et solliciter leur bienveillante générosité pour financer le parti nazi qui n’a plus un sou vaillant. Avec L’Ordre du jour, Eric Vuillard ausculte l’histoire officielle, celle qui «se déroule sous nos yeux comme un film de Joseph Goebels». Car, en effet nous dit Eric Vuillard, «ce sont des films que l’on regarde, ce sont des films d’information ou de propagande qui nous présentent cette histoire, ce sont eux qui ont fabriqué notre connaissance intime; et tout ce que nous pensons est soumis à ce fond de toile homogène.» L’auteur reprend, dans le détail, les événements qui ont conduit à l’Anschluss, le 12 mars 1938. Kurt Schuschnigg et Arthur Seyss-Inquart sont au cœur des événements. Schuschnigg organise le référendum du 11 mars sur l’indépendance autrichienne. Eric Vuillard nous explique en détail pourquoi le référendum est annulé et comment, un mois plus tard, le plébiscite demandant au peuple autrichien de ratifier le rattachement de l’Autriche au Reich, qui était par ailleurs déjà effectif, remporte 99% d’opinions favorables. Là encore, Eric Vuillard nous explique…

Sauver les meubles, par Céline Zufferey, éditions Gallimard
CRITIQUE , ROMAN / 10 novembre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Est-il possible d’échapper à la petite vie, celle de la solitude, du travail alimentaire, de l’intérieur standardisé et du couple sclérosé? C’est la bataille incessante du narrateur de Sauver les meubles, un photographe dont les ambitions artistiques n’ont rencontré que désintérêt. Il s’engage, contraint et forcé par le coût du séjour de son père malade en maison de retraite, comme photographe dans une entreprise de mobilier. Asocial, il peine à nouer des liens avec ses collègues, avec Assistant ou avec Sergueï-le-Styliste en tongs. Seule Nathalie, modèle qui pose dans les décors de meubles qu’il photographie, s’intéresse à lui. Il portera de l’intérêt à Miss KitKat, une fillette de neuf ans, elle aussi modèle pour les séances photo. L’entreprise pour laquelle travaille le narrateur aime les fêtes. C’est au cours de l’une de ces fêtes qu’il fait véritablement connaissance avec Nathalie. Il y rencontre également Christophe, dont le travail consiste à vérifier la résistance et la conformité aux normes des meubles vendus par l’entreprise. Le narrateur emménage chez Nathalie, mais presque tout de suite, le couple s’enlise dans les conventions et la routine. Comme dans sa vie privée, le narrateur ne décide rien dans son travail, ni le…

Ô vous, sœurs humaines, par Mélanie Chappuis, éditions Slatkine & Cie
CHRONIQUES , CRITIQUE , RECIT / 6 novembre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Mélanie Chappuis ne regarde pas. Elle voit. Et parce qu’elle voit, elle sait, elle sent, elle ressent! L’épigraphe de son roman est signée Albert Cohen, comme il se doit: «Je cherche l’amour du prochain, dites, sauriez-vous où est l’amour du prochain?» Il est dans les solidarités, les complicités et les fidélités narrées par Mélanie Chappuis. Il n’est pas dans les rivalités, les dualités ou les vanités également sondées par l’auteure. Car l’homme, et donc la femme, est ainsi fait, de grandeur d’âme et de mesquinerie, d’empathie et d’égoïsme. En désincarnant les personnages de ses textes courts, en les privant le plus souvent de prénoms, Mélanie Chappuis leur donne le don d’universalité. Qui n’a jamais saisi les légers plis au coin des yeux d’une femme voilée et donc deviné son sourire? Qui n’a jamais ressenti la bienveillance de celui ou de celle qui n’est pourtant pas du cercle des intimes? Au travers des scènes qu’elle décrit, le plus souvent puisées au quotidien d’ici et d’ailleurs, l’auteure capte l’essentiel de ce qui fait, j’ose l’écrire, notre humanité. Ô vous, sœurs humaines, par Mélanie Chappuis, éditions Slatkine & Cie, 2017, 126 pages.  

L’Effroi, par François Garde, éditions Gallimard, Coup de cœur lettres frontière 2017
CRITIQUE , ROMAN / 3 novembre 2017

Lors de la première de Cosi fan tutte à l’Opéra Garnier, le chef d’orchestre Louis Craon, mondialement célèbre, effectue le salut nazi avant de commencer à diriger. Après quatre secondes de stupeur et d’effroi, Sébastien Armant, altiste au sein de l’orchestre, se lève et tourne le dos au chef. Les caméras de télévision sont présentes ce soir-là et ne manquent rien de l’événement. Elles filment aussi l’ensemble de l’orchestre qui se lève à son tour et Louis Craon, qui quitte la scène. Comme le veut la tradition, c’est le premier violon qui prend la baguette. Nous sommes le 20 avril, jour anniversaire de la naissance d’Adolf Hitler. Sébastien se retrouve sous les feux des projecteurs du jour au lendemain: journaux, radio, télévision, il est partout. Jean-Pierre Chomérac, président du conseil d’administration de l’Opéra, contesté pour son manque de connaissances musicales, voit en Sébastien l’occasion de conforter sa position, de mettre l’Opéra en lumière et de conquérir de nouveaux publics. Chaperonné par Anne-Sophie, la chargée de communication, Sébastien donne interview sur interview, rencontre des lycéens et participe même a un célèbre jeu télévisé. Là encore, il va dire non, mais du bout des lèvres, à la farce finale. Toute la vie…

Les fables de la joie, par Stéphane Blok, Bernard Campiche éditeur
CRITIQUE , ROMAN / 2 novembre 2017

Comment survivre? Comment survivre quand, après être sorti d’un tunnel dont il a forcé la porte à l’aide d’une barre de fer, le narrateur découvre un paysage de désolation. Tout est recouvert d’une suie blanchâtre, les cours d’eau sont asséchés, tout a disparu, arbres, maisons, repères. Ce narrateur se dit qu’il ne peut pas être le seul survivant, que, forcément, quelque part, il y a quelqu’un d’autre. Sentiment renforcé par le passage sonore et a basse altitude de deux avions de chasse au-dessus de sa tête. Il faut marcher. Marcher toujours dans la même direction, marcher jusqu’à rencontrer quelque chose ou quelqu’un. Le jour, tout est opaque. La nuit, le ciel prend des teintes orangées et mauves. Le marcheur finira par découvrir un repère et donc savoir où il se trouve, quelque part dans le Jura vaudois. Il survit grâce à la pluie, découvre une fourmi, preuve que la vie n’a pas totalement disparu. Puis une silhouette grise laisse supposer une agglomération à l’horizon. Marcher encore jusqu’à ce qui se révèle être les ruines d’un village. Exténué, le narrateur se couche sur le sol, s’endort, rêve en couleurs et sent la mort venir se blottir tout contre lui. Fin du…

La fin de la solitude, par Benedict Wells, éditions Slatkine & Cie
CRITIQUE , ROMAN / 1 novembre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] «Le souvenir. Un roman, composé de cinq récits. Tous sont liés et le sujet principal, c’est la façon dont les souvenirs nous déterminent et nous dirigent.» C’est Romanov qui explique à Jules ce sur quoi il travaille en ce moment. Il donne aussi une idée assez précise de La fin de la solitude, le roman de Benedict Wells, traduit par Juliette Aubert. Jules, sa sœur Liz et son frère Marty sont des enfants heureux entre un père inquiet, épris de photographie et une mère lumineuse qui chante Moon River en s’accompagnant à la guitare lors de chaque fête de Noël. Mais un 8 janvier, les parents de Jules, Liz et Marty quittent Munich pour aller rendre visite à des amis, à Montpellier. Leur voiture s’encastre dans celle d’une jeune avocate, laissant trois orphelins. C’est au pensionnat que les trois enfants poursuivent leur vie, à des étages séparés en raison des différences d’âge et de sexe: apprentissage de la solitude. Jules devient le meilleur ami d’Alva, une jolie rousse à lunettes qui, elle aussi, a subi un traumatisme: la disparition de sa sœur Joséphine, que tout le monde appelait Phine, et dont on n’a retrouvé que le blouson….

Je suis mort un soir d’été, par Silvia Härri, Bernard Campiche éditeur, coup de cœur lettres frontière 2017
CRITIQUE , PRIX LITTERAIRES , ROMAN / 31 octobre 2017

Une petite fille qui ne joue plus à la balle, qui ne court plus, qui vous regarde un jour comme un étranger et qui finit par perdre la parole. La faute à la pieuvre qui s’est emparée de Margherita. Dès lors, privé de sa sœur, Pietro Cerretani apprend à jouer seul, à ne plus attendre le baiser du soir de son père. Un père qui n’affrontera jamais la pieuvre, ne l’assumera pas. Une mère qui se bat pour garder, puis pour ramener Margherita à la maison. Le couple des parents n’y résistera pas. Margherita est le secret de Pietro. On ne parle pas de ces choses-là! Pour tout le monde, Pietro est fils unique: «J‘ai 25 ans, je suis fils unique et qu’on ne vienne pas m’emmerder avec des questions indiscrètes sur ma famille.» Pourtant, lorsque Pietro noue des liaisons amoureuses, vient forcément le temps de parler de la famille, de la présenter. Que d’échecs provoqués par l’incompréhension de cette non rencontre, pour celles qui ne se sentent pas dignes d’être présentées… Pietro va marcher sur les traces de son père dont il condamne pourtant la lâcheté. Il quitte sa Toscane natale pour Genève: «Un matin, je suis descendu acheter…

Lazare mon amour, par Gwenaëlle Aubry, éditions L’iconoclaste
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ESSAI , THEATRE / 29 octobre 2017

Lazare mon amour est un portrait. Celui de Sylvia Plath, poétesse mythique. Initialement publié dans l’ouvrage collectif L’une et l’autre (L’Iconoclaste, 2015), ce texte a d’abord vécu sur scène. Le spectacle littéraire incarné par Gwenaëlle Aubry accompagnée de chanteurs et de musiciens a été créé à la Maison de la poésie, à Paris, en 2014. L’auteur nous propose de prendre contact avec Sylvia Plath au travers d’un album de photos. Des photos qui livrent les visages et les silhouettes multiples de la poétesse. Beauté, amour, gloire, mode, détresse, mort, les images racontent aussi sûrement que l’œuvre ou que la biographie. Puis Gwenaëlle Aubry dénoue l’écheveau, le fil de la mort du père, drame fondateur. Celui de la mère, gardienne du temple, destinataire des centaines de lettres envoyées par sa fille. Le fil du coup de foudre pour Ted Hugues, le poète, à la fois Pygmalion et empêcheur de rimer en rond. Le fil de la mort aussi, que Sylvia Plath convoquera plusieurs fois avant de l’apprivoiser définitivement, à trente ans. Gwenaëlle Aubry nous livre un portrait à la fois intime et impressionniste de cette Américaine précoce, infiniment douée pour l’écriture, mais qui ne cessera de s’interroger sur le fossé qui…

Je peux me passer de l’aube, par Isabelle Alonso, éditions Héloïse d’Ormesson
CRITIQUE , ROMAN / 28 octobre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Avec Je mourrai une autre fois, Isabelle Alonso nous faisait partager la vie d’Angel Alcala Llach, dit Gelin, le double littéraire de son père dont elle avait recueilli les souvenirs avant son décès. Le lecteur suivait Gelin au cœur de l’émergence de la deuxième République espagnole et des espoirs qu’elle a fait naître. Gelin s’engage dans la guerre pour sauver la République. Il n’a que quinze ans. Le roman se refermait sur la détention du garçon dans un camp français. Je peux me passer de l’aube nous restitue Gelin au même moment, en 1939. Le 1er avril, à Burgos, Franco signe le communiqué annonçant la fin de la guerre. Avec ce beau roman, Isabelle Alonso nous rappelle que si la guerre est terminée, elle n’est pas finie pour autant. Elle va même durer encore plus de trente ans, jusqu’à la mort du Caudillo en 1975. L’histoire se façonne aux récits des vainqueurs. Dans le prologue à son roman, Isabelle Alonso s’insurge: «Dans les manuels scolaires des petits Espagnols d’aujourd’hui, on mentionne que Garcia Lorca mourut en Andalousie, pendant la guerre. Ce n’est pas faux. Juste incomplet.» Son odieux assassinat par les fascistes est en effet passé sous…

Légende d’un dormeur éveillé, par Gaëlle Nohant, éditions Héloïse d’Ormesson
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , POESIE , ROMAN / 23 octobre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Il y a les livres qui vous plaisent, ceux après la lecture desquels vous n’êtes plus tout à fait pareil et ceux qui vous ébranlent, profondément, durablement. Légende d’un dormeur éveillé est de ceux-là! Quel torrent d’amour pour Robert Desnos a-t-il fallu à Gaëlle Nohant pour tisser ce subtil roman biographique, le surpiquer de citations qui font toujours sens et éclairent le récit? Desnos n’a jamais adhéré à aucune chapelle, ni celle du surréalisme corseté par un Breton dictatorial, ni celle du communisme, chère à Aragon et omniprésente dans les réseaux de la naissante Résistance. Le poète est d’un bloc, droit dans ses bottes, quoi qu’il advienne. Hors la poésie, amis et amours mobilisent toute son âme, toutes ses pensées. L’amitié fraternelle pour Jean-Louis Barrault, ou celle plus taquine qui l’unit à Prévert. Les amitiés poétiques aussi avec ses frères en mots et souvent en convictions: Pablo Neruda, Federico Garcia Lorca ou Paul Eluard. Il y a l’amour innaccesible de ses jeunes années, son adoration pour la chanteuse Yvonne Georges qui toujours se refusera à lui mais pour qui il acceptera même de fumer l’opium. Et puis, il y a Youki, que le peintre Foujita lui confiera…