Le Voyage à Duino, par Eric Masserey, Bernard Campiche éditeur
CRITIQUE , ROMAN / 27 février 2017

Que dire de ce roman ? Qu’il laissera des traces, pour longtemps, dans l’esprit et dans le cœur du lecteur. Que l’auteur plonge sa plume dans l’indicible de l’amour. L’Amour de toute une vie peut-il durer trois jours ? Oui ! Sans aucun doute, à condition que ces trois journées se déroulent à Duino, là où Rilke a écrit ses fameuses Elégies dont Lou Andreas-Salomé affirmera qu’elles sont «l’inexprimable dit, élevé à la présence». Mais n’est-ce pas là la quête d’Eric Masserey qui prend la peine de nous avertir en préambule : «Le roman est inachevé. Je ne suis pas mort ; posthume, on aurait pardonné. Loin de mourir, j’ai porté ces mots par monts et par vaux. J’ai maudit et violemment désiré cette histoire. Je l’ai rejetée, retrouvée et quittée souvent au cours de plusieurs années d’écriture. Une histoire d’amour a le silence jaloux d’une alcôve, je ne sais pas tout de cet homme et de cette femme qui m’étaient proches, réunis quelques jours en un seul lieu. Je en les ai plus revus ensemble, c’était il y a longtemps.» Le défi littéraire est de taille : redonner vie aux thèmes des Elégies à travers un roman contemporain. Le Voyage à Duino possède en effet…

Le Garçon, par Marcus Malte, éditions Zulma, Prix Fémina
CRITIQUE , PRIX LITTERAIRES , ROMAN / 26 février 2017

Le phénomène est fréquent. L’envie de lire un livre, de retrouver un auteur, lorsqu’elle est, ne serait-ce que légèrement, disproportionnée, provoque une forme de déception à l’arrivée. C’est le cas avec Le Garçon de Marcus Malte, un roman qui ne manque pourtant pas de qualités. Vaste fresque qui enjambe le pont qui relie le 19è au 20è siècle, Le Garçon est une somme à plus d’un titre. Une somme romanesque avec ses plus de cinq cent pages et une somme de romans en quelque sorte. Chacune des parties du volume aurait pu donner lieu à un tome d’une grande saga : roman naturaliste, roman érotique, roman historique, roman d’aventure, roman d’amour. Le Garçon n’a pas de nom, même s’il deviendra Félix Mazeppa. Première liberté perdue ! Il ne parle pas, ce qui est à la fois une liberté et un enfermement. Tout au long du roman, le Garçon ne cessera de quitter un enfermement pour un autre. On le découvre à la mort de sa mère, un déchirement, mais une libération aussi. Le voilà errant, puis très vite enfermé dans un premier travail, valet de ferme, logé, nourri, mais pas payé. Un nouveau rebondissement le projette dans la roulotte de Brabek, l’Ogre…

Destruction d’un cœur, par Stefan Zweig, Le Livre de Poche
CRITIQUE , NOUVELLES / 16 février 2017

Qu’apporte la lecture de Stefan Zweig au lecteur du 21è siècle ? La question est légitime une fois refermé ce recueil de trois nouvelles dont la première, Destruction d’un cœur, donne son nom à l’ensemble. Trois nouvelles de 1931, époque où Stefan Zweig n’a pas encore pris conscience des dangers de la montée du nazisme (il faudra attendre 1933 pour cela), nazisme contre lequel il ne prendra d’ailleurs jamais publiquement position (voir à ce propos le dossier de fin de volume établi par Isabelle Hausser). Au-delà de leur date de publication, les trois nouvelles de ce recueil ont d’autres points communs. Destruction d’un cœur raconte l’histoire d’un riche bourgeois en vacances. Respirant mal, il se lève nuitamment pour faire quelques pas dans le couloir de l’hôtel, sans allumer la lumière. Il surprend alors sa fille sortant de la chambre d’un homme avant de se faufiler discrètement dans la sienne. Le père en est profondément remué. Il se réfugie dans la colère et le ressentiment, peste contre sa fille et sa femme pour qui il a travaillé toute sa vie afin qu’elle ne manquent jamais de ce maudit argent nécessaire à leur confort et à leur vie mondaine. C’est le cœur de…

Louis Soutter, probablement, par Michel Layaz, Editions Zoé
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ROMAN / 14 février 2017

Il faut une sensibilité hors du commun pour réussir ce que Michel Layaz atteint à la perfection avec Louis Soutter, probablement. Et toute la finesse de l’exercice réside dans ce «probablement». Biographie romancée du peintre et violoniste suisse, l’ouvrage respecte scrupuleusement le parcours de vie de Louis Soutter. Violoniste de talent, marié à Madge, et vivant à Colorado Springs, Soutter est victime de troubles qui pourraient s’apparenter au syndrome de Stendhal lorsque son jeu de violon atteint un seuil d’émotion insupportable. «Les êtres singuliers et leurs actes asociaux sont le charme d’un monde pluriel qui les expulse». Ainsi Jean Cocteau définit-il ses Enfants terribles. La phrase sied à Louis Soutter aussi bien qu’un de ces costumes à la coupe impeccable qu’il affectionnait tant. Tellement expulsé Louis Soutter qu’il se retrouve à l’asile. Pas chez les aliénés, non, mais parmi ceux qui ne parviennent pas à subvenir à leur besoins, à survivre seuls dans la vie que l’on qualifie, souvent à tort, de normale. A l’asile de Ballaigues, Soutter renoue avec le dessin qu’il avait pratiqué et enseigné aux Etats-Unis. Mais son art prend une toute autre dimension dans la chambre de l’asile. Le lecteur suit Louis, vit avec Louis, marche…

L’Opium du ciel, par Jean-Noël Orengo, Editions Grasset
CRITIQUE , ROMAN / 12 février 2017

«La femme est l’avenir de l’homme» écrivait Aragon. Elle est aussi son passé, son fondement, si l’on en croit L’Opium du ciel, le deuxième roman de Jean-Noël Orengo. Jérusalem est un drone né de la fusion de deux de ses semblables, Lovecraft, aéronef civil, et CSNR108, d’origine militaire. Jérusalem est né d’un père et d’une mère d’adoption qui se sont rencontrés au «campement», un lieu hors du temps et de l’espace. Lovecraft était la propriété de la jeune S (comme fiché S), adolescente embrigadée par Daesh-Necronomicon. CSNR108 était piloté par Eurêka, une femme déterminée qui n’a pourtant pas réussi à actionner le dispositif d’autodestruction du drone alors qu’elle en a perdu le contrôle. S et Eurêka. Ce sont donc deux femmes qui sont à l’origine des parties constitutives de Jérusalem. Mais ceux qui vont lui donner son âme, sa faculté de penser, ses sentiments et son autonomie (y compris énergétique), ce sont ce père et cette mère d’adoption. Jean-Noël Orengo offre une mise en lumière à des personnages réels et un peu oubliés qui font ainsi leur entrée dans sa fiction. Raphael Patai est le père, Marija Gimbutas est la mère. Elle est l’une des plus grandes archéologues et anthropologues…

Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, par Charles Bukowski, Editions Points
CRITIQUE , POESIE / 11 février 2017

Le 9 mars, il y aura 23 ans que Charles Bukowski nous a quittés. Tout le monde se souvient de son passage dans l’émission Apostrophe, le 22 septembre 1978, une émission mouvementée sur laquelle les versions divergent mais qui ont fait de l’Américain un écrivain-culte. L’un de ces écrivains dont on parle beaucoup, mais qu’on lit de moins en moins. Ses romans et nouvelles ont pourtant inspiré de nombreux réalisateurs. Les éditions Points publiaient en 2011 Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, un recueil d’une petite centaine de poèmes qui retracent essentiellement les premières années d’écriture de l’auteur. Le recueil est dédié à Jane, sa compagne, rencontrée alors qu’il avait 26 ans, alcoolique et avec qui il vivra une vie mouvementée durant une dizaine d’années. C’est l’époque où Bukowski n’a pas encore été publié, qu’il s’engage à la poste pour survivre et où il découvre les courses hippiques, l’autre grande passion de sa vie. Les poèmes de ce recueil qui évoquent Jane sont splendides de profondeur et de désespérance. D’amour aussi. Se promener dans les poèmes de Bukowski, c’est accepter de descendre dans les profondeurs les plus noires, celles de la vie de bohème, d’alcool,…

Mise en pièces, par Nina Leger, Editions Gallimard
CRITIQUE , ROMAN / 30 janvier 2017

Le bandeau rouge qui barre le bas de la couverture annonce: ROMANCE. Mise en pièces, deuxième roman de Nina Leger, est la romance vécue par Jeanne avec le sexe des hommes. Jeanne feint le malaise, s’affaisse contre une surface de préférence froide, c’est important le sentiment de froid entre les omoplates, et attend qu’un inconnu lui offre son aide. Inconnu qu’elle emmène aussitôt dans le premier hôtel venu, miteux ou de luxe. De lui, elle ne garde rien d’autre que l’image de son sexe: «Qu’importent le visage, la taille, la carrure ou le ventre: elle ne leur accorde pas le moindre regard, car rien, dans la physionomie d’un homme, n’annonce jamais son sexe.» Avec les images de ces sexes, Jeanne se construit un «palais de mémoire». Un palais qu’elle arpente en pensées et où elle est en mesure de se remémorer très précisément chaque sexe connu. On ne sait rien de Jeanne, ni qui elle est, ni l’âge qu’elle a, ni la profession que, peut-être, elle exerce. Elle pourrait être enseignante suggère Nina Leger. Mais. «Le professeur est une facilité narrative autant qu’il est un risque aux conséquences potentiellement catastrophiques dans le cas d’un récit qui prend pour objet la…

La Légèreté, par Catherine Meurisse, Editions Dargaud
BD , CRITIQUE / 29 janvier 2017

«On dit des choses solides, lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires.» La phrase d’Isidore Ducasse s’applique parfaitement à ce bel album de Catherine Meurisse, dessinatrice qui a échappé au massacre de Charlie Hebdo grâce à une panne de réveil. Comment se remet-on d’un tel traumatisme? Comment accepter, comprendre, intégrer la disparition de tous ces collègues, de tous ces amis? Catherine Meurisse raconte brièvement son entrée à Charlie Hebdo, dix ans avant l’horreur, sa soirée du 6 janvier et son arrivée tardive du 7. Elle narre beaucoup plus longuement, et c’est tout l’intérêt de l’album, ce qui s’est passé après: la dévastation, la dissociation, la perte des souvenirs, la protection rapprochée, la solitude et l’impossibilité d’être seule. Comment s’en sortir, comment continuer à vivre? Le syndrome de Stendhal semble être la seule planche de salut. Ce syndrome est une maladie psychosomatique qui provoque des accélérations du rythme cardiaque, des vertiges, des suffocations, voire des hallucinations chez certains individus exposés à une surcharge d’œuvres d’art, et donc à une surcharge de beauté. Dans son album autobiographique, Catherine Meurisse raconte sa résidence à la Villa Médicis où elle espère se confronter à cette surcharge de beauté. Mais dans un premier temps,…

Comme un enfant perdu, par Renaud Séchan, XO Editions
AUTOBIOGRAPHIE , CRITIQUE / 25 janvier 2017

Premier constat, Renaud signe son livre de son nom complet, Renaud Séchan. Ce n’est pas le chanteur qui nous parle, c’est l’homme, ou plutôt l’enfant qu’il aurait tant aimé rester. Voilà qui nous amène directement au titre, Comme un enfant perdu. L’auteur aurait pu se passer du «comme». Renaud est un enfant perdu. Perdu dans un monde adulte qui foule aux pieds les idéaux de son enfance et de sa jeunesse, perdu dans un milieu où il a honte d’être célèbre et de gagner beaucoup d’argent, perdu dans un monde où les mensonges et les cachoteries découverts brisent à jamais la confiance, perdu dans un monde où, sans le vouloir, il étouffe de sa célébrité son propre père, écrivain, qu’il estime avoir privé d’un succès pourtant mérité. Les blessures de Renaud sont profondes, il les confie pourtant sans fard: cette honte de la réussite, la paranoïa développée à Moscou et qui ressurgit à Cuba pour ne plus le quitter, l’alcool pour rendre cette parano supportable. L’alcool qui l’emmène loin dans l’autodestruction et qui lui fait tutoyer la mort. Joliment écrit, grâce notamment à l’accompagnement pas à pas de Lionel Duroy, cette autobiographie éclaire le personnage de ses propres mots et…

Une activité respectable, par Julia Kerninon, Editions du Rouergue
AUTOBIOGRAPHIE , CRITIQUE / 24 janvier 2017

C’est Le Matricule des Anges qui avait attiré mon attention sur Buvard, le premier roman de Julia Kerninon, un hommage à la littérature et à l’acte d’écrire. C’est donc tout naturellement que je me suis penché sur Une activité respectable. Nouvelle ode à l’écriture et à la lecture, ce récit autobiographique retrace les vingt-cinq années d’écriture de l’auteure, qui n’a pourtant que trente ans. Elle a grandi avec un père et une mère hors normes, sa mère en particulier, accro aux livres, fine conseillère en écriture et, longtemps, meilleure amie de sa fille. Dans ces soixante pages, Julia Kerninon se livre, sans impudeur mais avec sincérité. Ce qu’elle nous fait comprendre, c’est que si elle écrit, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement. Quitte à bosser six mois comme serveuse à un rythme endiablé pour pouvoir lire et écrire six autres mois durant. S’il ne s’agissait que de cela, ce livre serait purement anecdotique. Et, finalement, le parcours de Julia Kerninon importe peu. Ce qui compte, c’est son écriture où chaque mot est soigneusement choisi et tient une place précise dans des phrases souvent très longues, mais dans lesquelles le lecteur jamais ne se perd. Une écriture qui possède…