Une fois n’est pas coutume, je vais beaucoup vous parler de moi en parlant du magnifique livre de Pierre Bénichou, le premier qu’il publie, à l’âge de 78 ans. Pierre Bénichou a aujourd’hui une image de people, d’amuseur public. La faute aux Grosses Têtes dont il est l’un des piliers. Mais Pierre Bénichou a longtemps été rédacteur en chef du Nouvel Observateur. Et c’est dans les pages de l’hebdomadaire qu’il a initialement publié les textes ici rassemblés sous ce beau titre : Les absents, levez le doigt ! Vingt-six. Vingt-six doigts levés. Vingt-six textes pour dire adieu. La nécro, comme on dit dans les rédactions, est un exercice difficile, je n’en ai signées que fort peu en presque quarante ans de métier : Bob Marley (que je n’ai ni connu ni même rencontré), Bernard Grobet, patron emblématique du Griffin’s Club (j’aurais des dizaines d’histoires à raconter à son sujet) et Claude Richoz, mon père professionnel, inoubliable rédacteur en chef de feu le quotidien La Suisse.
Pierre Bénichou signe donc vingt-six nécrologies de personnages, de personnalités qu’il a connues, fréquentées et dont la plupart étaient des amis. De A comme Aragon à V comme Ventura, il enterre avec affection et une plume superbe quelques unes des grandes figures du 20è siècle : Aragon, Mitterrand, Pierre Goldman, Françoise Dolto, Marguerite Duras, Federico Fellini (superbe texte), Léo Ferré…
Ce livre m’a ému aux larmes à plusieurs reprises. Car il a redonné vie, le temps de quelques pages, à des personnages singuliers que la vie m’a permis de rencontrer, directement ou indirectement, des personnages que j’ai aimés et que j’aime encore.
A tout seigneur tout honneur, commençons par Jean Cocteau. Je ne l’ai pas rencontré personnellement bien sûr, j’avais quatre ans lorsqu’il est mort, dans l’ombre du décès d’Edith Piaf. Mais j’ai rencontré sa poésie. Sa poésie de roman d’abord avec Les Enfants terribles. Une révélation : la littérature. Le champ lexical de ce roman est tout simplement prodigieux où l’on oscille entre monde végétal et monde minéral. Et quelques phrases définitives qui me font, depuis, voir le monde autrement. Dont celle-ci : «Les êtres singuliers et leurs actes asociaux sont le charme d’un monde pluriel qui les expulse.» Merci à Simone Tee, enseignante au Collège (lycée) Calvin de Genève de m’avoir ouvert ce monde-là ! J’ai joué Cocteau l’année suivante avec l’atelier-théâtre du même Collège : Créon dans La Machine infernale. Puis j’ai lu tout Cocteau, compagnon fidèle, refuge ultime depuis plus de quarante ans.
C’est bien sûr Cocteau qui m’a fait découvrir Jean Marais, que j’avais par ailleurs déjà vu dans Le Bossu à la télévision. Première rencontre dans une grande surface genevoise alors qu’il publiait Histoires de ma vie (suivi des merveilleuses lettres d’amour de Jean Cocteau) chez Albin Michel et sortait un parfum unisexe à son nom. J’avais seize ans et je faisais la queue parmi les anonymes pour obtenir un autographe. Trois ans plus tard, Jean Marais vient jouer Les Parents terribles à Genève, une tournée Karsenty. Il partage la scène avec Lila Kedrova et Pierre Malet notamment. J’emmène ma mère le premier soir et nous attendons les comédiens à la sortie du spectacle. Quelques mots échangés, ma mère avec Jean Marais, moi avec Lila Kedrova. J’y retourne, seul, le lendemain soir. Et je fais le pied de grue à la sortie des artistes une nouvelle fois. Jean Marais sort. Je veux lui parler de Cocteau, mais il me dit qu’il a faim et m’emmène dîner dans un restaurant tout proche qui ne s’appelle pas encore l’Universal café. Deux heures de conversation autour du poète des poètes. Jean Marais insiste beaucoup sur l’humour de Cocteau. «C’est un homme qui aimait rire» me confie-t-il. J’avais à l’époque le culot des timides. J’osais aborder les gens, même célèbres. J’avais soif de savoir, de connaître, de comprendre, de partager. Pierre Bénichou rend de parfaits hommages à Cocteau et Marais, n’esquive pas la vérité, mais laisse parler son cœur.
«Une France est morte avec Charles Trenet» écrit Bénichou. Elle est morte pour moi aussi avec celui qui m’a fait un immense honneur, accordé un exceptionnel privilège. 30 janvier 1978. Je n’ai pas dix-neuf ans. Pour son émission Destin, la Télévision Suisse Romande reçoit Charles Trenet, interrogé par Claude Torracinta. L’émission est diffusée en direct des studios du quai Ernest-Ansermet. Dans le magazine télé de la semaine, un long reportage sur Charles Trenet pour annoncer l’émission, reportage notamment illustré par un dessin du chanteur réalisé par Jean Cocteau (oui, encore lui). Je découpe les images du magazine, confectionne une affiche, écris un poème à Charles Trenet, le glisse dans une enveloppe avec mon numéro de téléphone, emprunte la voiture de mon père et vais attendre le chanteur à la sortie des studios de la télévision. Dans le froid de cette fin janvier, Trenet prend le temps de gentiment signer mon affiche et glisse mon enveloppe dans sa poche.
Le lendemain, je regagne le domicile parental pour le repas de midi. Ma mère m’attend à la fenêtre et, m’apercevant, me fais de grands signes. Il est arrivé quelque chose à mon père… Je presse le pas, cours jusqu’au pied de l’immeuble pour l’entendre me crier «Charles Trenet a téléphoné, viens vite !» Charles Trenet m’attend pour déjeuner à l’Hôtel du Rhône, il veut me parler de mon poème. Ma mère est toute retournée d’avoir conversé avec son idole au téléphone. Elle me donne de quoi prendre un taxi et je file. Je ne me souviens pas du tout de ce que j’ai mangé ce jour-là. J’étais impressionné par le luxe de l’hôtel, et bien plus encore par le monument qui m’accordait toute son attention. Nous parlons de Cocteau, bien sûr, mais aussi de chanson, de cinéma, et de poésie. Trenet me demande si j’ai écrit d’autres poèmes. Il en existe effectivement plus d’une centaine. Il veut les voir, les lire et me redonnera des nouvelles.
Quelques semaines plus tard, j’ai décidé d’abandonner mes études pour me lancer dans le journalisme lorsque Charles Trenet me fait parvenir un billet d’avion pour Nice. Il veut donc vraiment lire mes poèmes. Je rentrerai de ce court séjour niçois avec des poèmes corrigés de la main de Charles Trenet et avec mon premier reportage, que je vendrai à un magazine féminin : Trenet jardinier, Trenet haltérophile, Trenet peintre, Trenet viticulteur (Château Trenet, le nectar d’un hectare). J’ai eu l’occasion de revoir Charles Trenet deux ou trois fois par la suite, lors de ses tournées en Suisse, mais je n’ai jamais compris pourquoi il m’avait accordé cet incroyable privilège. Je crois que j’ai trouvé la réponse dans le livre de Pierre Bénichou : Charles Trenet est monté à Paris dans les années 30 pour faire lire ses poèmes à Artaud. Il avait l’âge que j’avais quand il a lu les miens. Je me plais à croire (c’est peut-être présomptueux) qu’en lisant mes poèmes, Charles Trenet a payé son ardoise à la vie, a rendu ce que la vie lui avait offert. Merci Pierre Bénichou d’avoir fait couler mes larmes de joie.
La dernière nécrologie de Les absents, levez le doigt ! est consacrée à celle qui reste pour moi l’une des rencontres les plus fortes de ma vie (avec celle de Klaus Nomi) : Lino Ventura. Dans son livre, Ces années-là, publié l’an dernier chez Slatkine, André Klopmann, avec qui j’ai partagé cette incroyable rencontre, la raconte à travers son prisme sous le joli titre La blonde et le trapu. Nous débutions tous deux dans le métier de journaliste et, je l’ai déjà dit, avions le culot des timides et la chance des débutants. Nous avions mis la main sur le numéro de téléphone du monstre sacré et lui avions demandé un entretien, qu’il nous avait accordé à la condition que nous ne parlions pas de cinéma. Dans le bureau du sous-sol de sa maison de Saint-Cloud, barreaux aux fenêtres, c’est un homme en colère qui nous parle, qui brandit la photo d’une personne handicapée enchaînée à un radiateur. Lino Ventura vient de créer la Fondation Perce-Neige, il cherche à mobiliser l’opinion sur la question du handicap. André Klopmann raconte magnifiquement comment Lino Ventura a proposé, trop tôt, aux télévisions françaises de créer le Téléthon. C’était en 1978 ou 1979.
Je n’ai réutilisé qu’une seule fois le numéro de téléphone privé de Lino Ventura. C’était en octobre 1987. Des amis organisaient un gala de boxe et souhaitaient en verser la recette à la Fondation Perce-Neige. J’avais la mission de demander à Lino Ventura s’il souhaitait être présent pour l’événement. C’est Odette, son épouse, qui me répond que «Monsieur est souffrant, il ne peut pas vous parler, mais il sera très touché par votre geste.» Deux jours plus tard, le tonton flingueur était mort. Et Pierre Bénichou écrivait sa nécro d’amitié.
Les absents, levez le doigt !, par Pierre Bénichou, éditions Grasset, 2017, 140 pages.
5 commentaires
Magnifique, Pascal… Ce coin de voile levé sur toi, tes passions, tes rencontres, tes ressentis est une bouffée d’oxygène et un hymne à l’amitié que devraient lire, relire, imprimer et s’approprier une foultitude de bipèdes qui nous entourent… Merci… Tu nous rends meilleurs
Bernard, c’est Cocteau qui nous a réunis aussi tous les deux. Ton message me va droit au coeur.
Cocteau a marqué mon adolescence, c’était l’auteur que j’avais choisi comme “auteur de matu” au Lycée à Porrentruy. Tu réveilles des souvenirs, des émotions très fortes.
Merci Pascal!
Longtemps après que les poètes ont disparu, leur voix humaine demeure. Merci de ce retour à la maison mère, le terminus des prétentieux… qui m’a mis les larmes aux yeux. 😉
People Bazaar, par Jean-Pierre de Lucovich, éditions Séguier – Voix de Plumes