Prends le temps de penser à moi, par Gabrielle Maris Victorin, éditions Grasset
CRITIQUE , RECIT / 19 octobre 2017

«Avant le 7 janvier 2015, je ne me souvenais plus que j’étais une enfant.» 7 janvier 2015, la date est encore dans toutes les mémoires. C’est ce jour-là que la rédaction de Charlie Hebdo a été massacrée dans un attentat épouvantable. Presque deux ans après les événements, Gabrielle Maris Victorin rend hommage à son père, l’économiste, écrivain et romancier Bernard Maris, qui a perdu la vie ce jour-là. Elle raconte avec pudeur les moments cruels, insoutenables, ceux de la découverte du drame et ceux de l’après drame: images en boucle sur les télévisions, reconnaissance du corps, liquidation de l’appartement paternel, récupération de ses effets personnels au poste de police. Mais l’essentiel de ce récit n’est pas là. Gabrielle Maris Victorin livre un portrait tendre de son père qu’elle nous décrit en amoureux de la littérature, de Kafka en particulier, en père drôle et attentionné, capable de chanter Eddy Mitchell et Fats Domino à tue-tête avec sa fille dans la voiture (voir la bande son du récit). Ce père qui aurait aimé être journaliste et qui prenait un plaisir fou à participer aux séances de rédaction de Charlie Hebdo. Gabrielle Maris Victorin dépasse ses peurs de fillette, d’adolescente et de jeune…

De ça je me console, par Lola Lafon, Babel éditions
CRITIQUE , ROMAN / 18 octobre 2017

Lorsque votre père vous envoie par mail une traduction française chantable de Bella Ciao et qu’il vous promet le texte du Chant des partisans au prochain envoi, ce père, forcément, ne ressemble pas aux autres. C’est lui aussi qui invente le jeu des De ça je me console qui doit permettre de classifier les chagrins et d’en résoudre la majeure partie. Emylina parle beaucoup de son père et, à la fin du roman, l’accompagne jusqu’au dernier souffle. «Les parents mentent, et puis ils meurent.» Ils mentent lorsqu’ils envoient Emylina à Milan, puis à Paris, pour l’éloigner de la Roumanie de Ceausescu. A Paris, Emylina danse et rencontre une jeune Italienne venue faire ses études en France. Les deux jeunes femmes vivent une relation forte, quasi fusionnelle. Et pourtant, quand l’amie italienne disparaît, soupçonnée d’avoir assassiné le patron du restaurant dans lequel elle travaillait, Emylina se rend compte de tout ce qu’elle ne sait pas de son amie. Etre libre, ne pas épouser le moule, ne pas croire à tout ce qui se dit ou s’écrit dans les médias nécessite une attention de tous les instants et une force de caractère hors catégorie. Ce superbe roman pose bien sûr la question…

Vita Nova, par Pascal Dethurens, Infolio éditions
CRITIQUE , RECIT / 11 octobre 2017

«J’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune femme.» L’épigraphe de ce récit, empruntée à Dante est une promesse. Promesse tenue de bout en bout par Pascal Dethurens dans ce récit puissant, tant par la forme que sur le fond. Le rire de Chiara, ce rire que Giovanni perçoit et localise tout en haut d’une tour de la place du Campo, à Sienne. Le rire, puis le regard de Chiara redescendue de son perchoir. «Elle était la promesse qui ne pouvait pas être tenue», parce que fille de famille, parce que trop vite partie de Sienne, parce que trop tôt partie pour l’éternité. Giovanni cherchera Chiara partout, d’abord à toute allure au guidon de sa moto, puis dans les cieux de l’Italie et de l’Afrique aux commandes d’un avion. Giovanni est pilote dans l’armée de Mussolini. Chiara est partout dans le ciel, la lumière, les parfums et les rues. «Du jour où il avait croisé son regard une nouvelle vie s’était imposée à lui, impérieuse, misérable, écrasante.» C’est pourtant cette nouvelle vie qui lui ouvre les portes de la joie, même si «après tout ce temps, de cela au moins il était certain, elle était devenue une ombre,…

Le Sans Dieu, par Virginie Caillé-Bastide, éditions Héloïse d’Ormesson
CRITIQUE , ROMAN / 10 octobre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Il ne faut que quelques pages pour apprivoiser la langue de Virginie Caillé-Bastide, celle de l’époque à laquelle elle situe son roman, le début du 18è siècle. Arzhur de Kerloguen, modeste seigneur de Plouharnel, dans le Morbihan, voit mourir son petit Jehan, emporté par le froid et la famine de ce terrible janvier 1709. En perdant son septième et dernier enfant, Arzhur perd aussi la foi et sa femme, Gwenola, devenue folle. Six ans plus tard, dans les mers des Caraïbes, le modeste seigneur est devenu l’Ombre, capitaine du Sans Dieu, un navire de pirates sans foi ni loi. L’Ombre est d’une cruauté sans limite. Il écume les mers et attaque tout bâtiment passant à sa portée. En abordant un galion espagnol, il épargne la vie d’un père jésuite, Padre Anselme. Celui-ci se donne pour tâche de faire recouvrer la foi au sanguinaire Arzhur. Les parties d’échecs qu’ils partagent sont l’occasion d’argumenter sur l’existence de Dieu. Arzhur n’y croit plus depuis que ce Dieu d’amour et de bonté lui a enlevé ses sept enfants. Et son expérience de pirate n’a fait que renforcer cette conviction. Anselme, lui, y croit, sans pour autant être dogmatique. Virginie Caillé-Bastide nous…

Les cancres de Rousseau, par Insa Sané, éditions Sarbacane
CRITIQUE , JEUNESSE , ROMAN / 7 octobre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Les cancres de Rousseau est la préquelle des quatre précédents romans d’Insa Sané (Sarcelles-Dakar, Du plomb dans le crâne, Gueule de bois et Daddy est mort) que les éditions Sarbacane ont la bonne idée de republier pour l’occasion dans la collection X‘ (Exprime). Il s’agit donc, chronologiquement, des premières aventures des protagonistes de la Comédie urbaine. Nous sommes en 1994, Djiraël, Sacha, Armand, Jazz, Rania, Doumam et les autres sont en terminale, le bac en ligne de mire. Djiraël est candidat au poste de délégué des délégués de classe du lycée. L’occasion de découvrir, à son échelle, les coups bas, mais aussi les avantages du pouvoir. Entre un prof d’histoire alcoolo et une prof de math sadique, un enseignant trouve grâce aux yeux des ados, Monsieur Fèvre, le seul qui s’intéresse à eux. La bande de Djiraël est considérée comme un ramassis de cancres, classée dans la catégorie racaille, ou pas loin. Pourtant, cette jeunesse-là a envie d’avenir, souhaite changer le monde, même si elle ne se fait pas beaucoup d’illusions: «Comment réussir à changer le monde quand Dumas et Césaire ont échoué?» Au lycée, Djiraël prend donc le pouvoir: «On était devenus des politiciens de la…

Brassens. Les jolies fleurs et les peaux de vache, par Bernard Lonjon, éditions de L’Archipel
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ESSAI / 5 octobre 2017

[RENTREE AUTOMNE 2017] Bernard Lonjon est l’un des plus fins connaisseurs de l’œuvre de Georges Brassens. Après J’aurais pu virer malhonnête, la jeunesse tumultueuse de Georges Brassens (éditions du Moment, 2010) et Georges Brassens. Auprès de son âme (entretien radiophonique, Textuel-INA, 2011), il nous offre ce Brassens. Les jolies fleurs et les peaux de vache. Il y est question, vous l’avez compris, des femmes qui ont jalonné la vie du poète. A commencer par les femmes de sa vie. Elles sont trois: Jeanne, la Jeanne, hôtesse et maîtresse, Patachou, la négresse blonde, et Püpchen, la blonde chenille. Ces trois-là sont les piliers, les incontournables, les fondamentales. Avec tact, Bernard Lonjon n’entre jamais dans la chambre à coucher. Mais il entre, avec précision et justesse, dans l’œuvre du poète sétois. Les femmes ont beaucoup inspiré Brassens. De ses premières amours aux femmes de ses amis, en passant par celles de la famille ou celles du métier, elles ont nourri ses chansons. Si vous en êtes resté au Brassens misogyne, cet excellent ouvrage vous dévoilera une image beaucoup plus subtile du Sétois. Bernard Lonjon relie donc en permanence les femmes de la vie de Georges Brassens à ses chansons. L’auteur aime plonger…

Le tour du monde du roi Zibeline, par Jean-Christophe Rufin, éditions Gallimard
CRITIQUE , ROMAN / 4 octobre 2017

Ce sont Jan et Vera Michalski qui, il y a quelques années, ont fait découvrir à Jean-Christophe Rufin l’étonnant personnage d’Auguste Benjowski en publiant ses Mémoires et Voyages, écrits en français, aux éditions Noir sur Blanc dans un premier temps, puis aux éditions Phébus. Né au milieu du 18è siècle, Maurice Auguste Benjowski (ou Beniowski) est un comte hongrois, aventurier, voyageur, explorateur, colonisateur et écrivain. Il a été roi de Madagascar, colonel français, dirigeant militaire polonais, soldat autrichien. C’est aussi le premier européen à naviguer dans le Nord-Pacifique, avant James Cook et Jean-François de La Pérouse. On retrouve dans ce roman certains des thèmes chers à Jean-Christophe Rufin, en particulier dans Rouge Brésil, L’Abyssin ou Le Grand Cœur. A commencer par l’ouverture sur le monde. Dans ce roman, c’est Bachelet, le précepteur d’Auguste qui lui inculque les idées des Lumières. Le roman souligne l’opposition entre respect de l’altérité et volonté d’asservir, de faire ressembler l’autre à soi-même. Une dualité qui résonne avec la double éducation de Benjowski: «Cet incident acheva de me révéler que je sortais de l’enfance comme un être à deux faces: dans ‘une se lisait la bonté fraternelle que je tenais de mon précepteur, cette force du…

C’est quelque chose, par Fabienne Radi, éditions d’autre part
CRITIQUE , ROMAN / 27 septembre 2017

Etrange impression que celle laissée par le C’est quelque chose de Fabienne Radi. C’est indiscutablement le livre d’un écrivain: une écriture, une voix, un souffle, un rythme. L’histoire, relativement banale, nous renvoie à la culture des années 70. En voyage professionnel de longue durée à Oslo, un couple loue sa maison, située en lisière de forêt, à un groupe de jeunes Suédois qui y ramènent de nombreuses conquêtes féminines (la chose aura son importance). En courts chapitres, Fabienne Radi parvient à nous faire sentir l’atmosphère de l’époque et du lieu. Son écriture, très factuelle, fait pourtant surgir des odeurs, des émotions, des matières. Très réussie aussi la narration parallèle, impressionniste, des notes en bas de page. Il reste pourtant un goût d’inachevé en refermant ce court roman, une suspension. Le lecteur reste sur une tension. Et il se dit, ce lecteur, que c’est effectivement quelque chose, quelque chose de pas négligeable, mais il ne sait pas très bien quoi. C’est quelque chose, par Fabienne Radi, éditions d’autre part, 2017, 90 pages. Prix littéraire chênois 2016. Enregistrer

De si rudes tendresses, par Tomaso Solari, éditions Encre Fraiche
CRITIQUE , EROTIQUE , NOUVELLES / 26 septembre 2017

Quatorze nouvelles habitées par deux thèmes récurrents: les secrets de famille et le pouvoir du désir. L’inspiration de Tomaso Solari est vive et ses nouvelles nous font voyager de l’Espagne au Portugal, de la Colombie à Genève. On sent chez l’auteur une forte tendance à l’empathie, un intérêt marqué pour les vies cabossées, la résilience. Le titre du recueil, De si rudes tendresses, dit bien la difficulté pour les hommes – et pour le Emiliano de la nouvelle intitulée EMS en particulier – d’exprimer leurs sentiments les plus profonds. La honte, la peur du jugement d’autrui sont parfois des obstacles insurmontables. Le désir, lui, est difficile à contourner et donne à certaines nouvelles une teinte érotique plaisante. Il y a de belles réussites dans ces quatorze nouvelles. Quelques naïvetés d’écriture aussi à l’occasion qui font trébucher d’autres histoires pourtant fort bien construites. L’auteur a cependant sa personnalité, elle sait interpeller le lecteur. C’est donc avec intérêt que nous suivrons ses prochaines publications. Parce que l’intelligence du cœur finit toujours par gagner. De si rudes tendresses, par Tomaso Solari, éditions Encre Fraîche, 2017, 196 pages.

Les contes défaits, par Oscar Lalo, éditions Belfond
CRITIQUE , ROMAN / 24 septembre 2017

Comment parler de ce livre sans l’abîmer, sans le trahir, sans être décalé? Pour son premier roman, Oscar Lalo saisit à pleines mains l’un des sujets les plus complexes, les plus sensibles qui soient. Comment dire l’indicible? A soixante-cinq ans, son personnage raconte enfin ce qui lui est arrivé dans ce home d’enfants dans lequel il a passé toutes ses vacances scolaires. Vacances parfaites aux yeux des parents rassurés par le dépliant publicitaire, avec son jus d’orange, ses croissants et son gentil chien. Vacances de l’horreur pour les enfants, dès la montée dans le train, puis au home, entre une directrice dictatoriale et son mari, l’homme d’enfants, l’abuseur, celui qui ne sera plus leur ami s’ils parlent. Pourtant, le narrateur avouera son adoration de ce lieu où on lui a volé son enfance et, partant, tout le reste de sa vie. Parce que lorsqu’on a deux ans et demi, puis quelques années de plus, on est persuadé que tout est notre faute, qu’on est entièrement responsable de ce qui nous arrive. Toute une vie foutue en l’air, à briser les élans de ceux qui vous aiment, à ne jamais rester inoccupé, de peur de penser. Même la méditation se limite…