De sang et de lumière, par Laurent Gaudé, Editions Actes Sud
CRITIQUE , POESIE / 16 mars 2017

«Nous avons besoin des mots du poète, parce que ce sont les seuls à être obscurs et clairs à la fois. Eux seuls, posés sur ce que nous vivons, donnent couleurs à nos vies et nous sauvent, un temps, de l’insignifiance et du bruit.» Ainsi s’achève l’introduction à ce magnifique recueil de poèmes. Introduction dans laquelle Laurent Gaudé en appelle à une «poésie moite et serrée comme la vie de l’immense majorité des hommes.» Et cette poésie, l’auteur nous l’offre dans les pages qui suivent. En vers libres, Laurent Gaudé nous dit ce qui le blesse jusque dans sa chair, ce qui l’émeut, ce qui le révolte, ce qui l’abat, ce qui le relève aussi, à l’instar du monumental Serment de Paris qui termine l’ouvrage. «Ne laissez pas le monde vous voler les mots» écrit Gaudé dans Ecoutez nos défaites, son dernier roman. Sa poésie est cohérente, escamote l’insignifiance, fait taire le bruit. La traite négrière, la cause kurde, les plaies multiples d’Haïti ne sont plus des images de journal télévisé. Ce sont des mots pour dire les maux de notre monde. Des mots que ce monde ne nous volera pas tant que nous continuerons à leur accorder leur valeur…

Ecoutez nos défaites, par Laurent Gaudé, Editions Actes Sud
CRITIQUE , ROMAN / 16 mars 2017

Dans l’une des scènes initiales d’Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé met en scène Ferruccio des Verrückte, joueur d’échec un peu fou qui «sait, lui, que lorsque l’obscurité tombe, lorsque le dernier adversaire est battu, le pire commence, car c’est le moment où il faut accepter de retourner à ses propres tics et à ses tourments.» Qu’advient-il lorsque ces adversaires sont des centaines ou des milliers ? Pour le comprendre, l’auteur explore une guerre d’empire avec Hannibal, une guerre civile avec le général Grant et une guerre coloniale avec Hailé Sélassié. Parallèlement, Assem Graïeb, agent des services secrets français, traque, à la demande des Américains, un GI qui a participé à l’élimination de Ben Laden et qui se livre désormais aux trafics sous le nom de Job. Chargé jusqu’ici de désigner des cibles aux avions de combat, Assem est, pour la première fois, confronté à sa seule responsabilité. Il doit évaluer Job afin de définir s’il doit être «neutralisé» ou non. Mais au final, les deux hommes sont plus proches qu’on ne le croit et Assem rendra son verdict, non pas face aux juges, mais les yeux dans les yeux avec l’accusé lui-même. A Zurich, où le roman commence, Assem a rencontré…

Ceci est mon sang, par Elise Thiébaut, Editions La Découverte
CRITIQUE , ESSAI / 12 mars 2017

Les femmes de ce début de 21è siècle vivent une première historique. Elles sont, en moyenne, fertiles, dès 12,6 ans et jusqu’à leurs 51 printemps. Une durée exceptionnelle de le vie fertile, une vie rythmée par l’apparition régulière des règles. Même si l’on ne sait toujours pas exactement pourquoi les femmes ont leurs règles, la somme de connaissances rassemblées sur les menstrues par Elise Thiébaut est impressionnante. Des rites liés aux ménarches (les premières règles) aux pouvoirs maléfiques ou bénéfiques prêtés au sang menstruel, l’ouvrage éclaire avec humour mais sérieusement le monde des ours, des coquelicots et autres ragnagnas. Le lecteur découvre à quel point les règles sont intimement liées à la marche du monde, de Pline l’Ancien aux Pussy Riot, l’auteur n’oublie rien ni personne. Qui dit règles dit protections périodiques (terme qu’on préférera à «serviettes hygiéniques» qui laisse entendre que les règles elles, ne le sont pas, hygiéniques), et là, surprise : il est quasi impossible de connaître la composition exacte de ces protections qui restent pourtant en contact avec les muqueuses vaginales durant plusieurs heures. Et on trouve, entre autres, de la dioxine dans la fabrication de certaines marques de tampons, hallucinant. Lorsqu’on parle de menstrues, difficile de…

Marlène, par Philippe Djian, Editions Gallimard
CRITIQUE , ROMAN / 7 mars 2017

Vétérans Comment retrouver une vie normale quand on a connu le pire. Dan et Richard sont deux anciens d’Afghanistan. Richard sort de prison et rejoint Nath, son épouse depuis dix-huit ans. Dan tente de se socialiser en emménageant dans un quartier bobo de la ville. Il y a les cauchemars, les pilules, la boisson, un job précaire au bowling du coin pour Dan, les affaires louches et le jeu pour Richard. Et pendant ce temps, Nath s’envoie en l’air avec Vincent. Marlène Marlène, la sœur de Nath, débarque dans la vie de tout ce petit monde. Elle travaille dans le salon de toilettage pour chiens de sa frangine. Marlène est une catastrophe ambulante. Elle défonce la moto de Dan, met le feu à l’une de ses couvertures, pulvérise son porte-manteau. Elle perd aussi ses lunettes, renverse tout et, pour compléter le tableau, souffre de narcolepsie. Marlène s’entend pourtant bien avec Mona, la fille de Nath et de Richard. Mais ce dernier n’aime pas l’influence qu’exerce sa belle-sœur sur sa progéniture. Djian Philippe Djian poursuit son exploration de la forme et du style. Ici, pas d’indication typographique pour les dialogues, et le lecteur passe parfois d’une scène à l’autre sans transition,…

Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ?, par Rachid Benzine, Editions du Seuil
CRITIQUE , ESSAI , ROMAN , THEATRE / 4 mars 2017

«Je suis, depuis des mois, travaillé par une question lancinante, qui revient cogner en moi comme une migraine, récurrente, familière. Pourquoi de jeunes hommes et jeunes femmes, nés dans mon pays, issus de ma culture, dont les appartenances semblent recouvrir les miennes, décident-ils de partir dans un pays en guerre et de tuer au non d’un Dieu qui est aussi le mien ?» Cette question, Rachid Benzine, enseignant, islamologue et chercheur franco-marocain, a choisi de la traiter à travers une fiction. Mais son roman épistolaire a valeur d’essai tant il aborde intelligemment une question qui, pour beaucoup, reste sans réponse. Nour (qui signifie lumière en arabe) écrit à son père pour lui annoncer qu’elle est à Falloujah, où elle vient d’épouser le chef de la police locale. Son père, enseignant et philosophe, chercheur comme Rachid Benzine, est tout d’abord rassuré de recevoir des nouvelles de sa fille de vingt ans. Mais il est abasourdi par ce qu’il découvre. Nour, à qui il a inculqué le sens critique, les principes de l’analyse et de l’étude (elle poursuivait de brillantes études en philosophie et en science religieuse) a choisi de rejoindre l’Etat islamique. Père et fille vont dès lors correspondre, jusqu’au drame final….

Plus tard, je serai un enfant, par Eric-Emmanuel Schmitt, entretiens avec Catherine Lalanne, Bayard éditions
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ENTRETIENS / 28 février 2017

Excellente idée que cette collection L’Atelier de l‘enfance publiée par Bayard Editions. De quoi s’agit-il ? Tenter de découvrir dans quel jardin pousse l’herbe d’un artiste. Eric-Emmanuel Schmitt répond aux questions de Catherine Lalanne, rédactrice en chef à l’hebdomadaire Pèlerin et directrice de la collection. Le romancier et dramaturge nous apprend dans la préface, qu’il na pas eu la même enfance toute sa vie et que ce volume nous donne à découvrir l’enfance de ses 50 ans. Et de conclure cette mise en bouche en nous révélant qu’aujourd’hui, il est devenu son propre enfant. Premier constat, Eric-Emmanuel Schmitt et Catherine Lalanne se connaissent bien et se font confiance. Au point que l’écrivain a confié à la directrice de collection quelques photos tirées directement de l’album de famille. Elles figurent en fin d’ouvrage. Le lecteur commence son voyage au pays de l’enfance d’Eric-Emmanuel Schmitt sur un balcon. Celui de l’appartement que ses parents habitent à Lyon et qui permet au bambin de prendre de la hauteur en embrassant le monde du regard. Il découvre aussi, ce lecteur, l’importance d’un grand-père capable de saupoudrer la vie de paillettes d’or. Très vite, le jeune Eric-Emmanuel est un lecteur insatiable. Il apprend quasiment à lire…

Le Voyage à Duino, par Eric Masserey, Bernard Campiche éditeur
CRITIQUE , ROMAN / 27 février 2017

Que dire de ce roman ? Qu’il laissera des traces, pour longtemps, dans l’esprit et dans le cœur du lecteur. Que l’auteur plonge sa plume dans l’indicible de l’amour. L’Amour de toute une vie peut-il durer trois jours ? Oui ! Sans aucun doute, à condition que ces trois journées se déroulent à Duino, là où Rilke a écrit ses fameuses Elégies dont Lou Andreas-Salomé affirmera qu’elles sont «l’inexprimable dit, élevé à la présence». Mais n’est-ce pas là la quête d’Eric Masserey qui prend la peine de nous avertir en préambule : «Le roman est inachevé. Je ne suis pas mort ; posthume, on aurait pardonné. Loin de mourir, j’ai porté ces mots par monts et par vaux. J’ai maudit et violemment désiré cette histoire. Je l’ai rejetée, retrouvée et quittée souvent au cours de plusieurs années d’écriture. Une histoire d’amour a le silence jaloux d’une alcôve, je ne sais pas tout de cet homme et de cette femme qui m’étaient proches, réunis quelques jours en un seul lieu. Je en les ai plus revus ensemble, c’était il y a longtemps.» Le défi littéraire est de taille : redonner vie aux thèmes des Elégies à travers un roman contemporain. Le Voyage à Duino possède en effet…

Le Garçon, par Marcus Malte, éditions Zulma, Prix Fémina
CRITIQUE , PRIX LITTERAIRES , ROMAN / 26 février 2017

Le phénomène est fréquent. L’envie de lire un livre, de retrouver un auteur, lorsqu’elle est, ne serait-ce que légèrement, disproportionnée, provoque une forme de déception à l’arrivée. C’est le cas avec Le Garçon de Marcus Malte, un roman qui ne manque pourtant pas de qualités. Vaste fresque qui enjambe le pont qui relie le 19è au 20è siècle, Le Garçon est une somme à plus d’un titre. Une somme romanesque avec ses plus de cinq cent pages et une somme de romans en quelque sorte. Chacune des parties du volume aurait pu donner lieu à un tome d’une grande saga : roman naturaliste, roman érotique, roman historique, roman d’aventure, roman d’amour. Le Garçon n’a pas de nom, même s’il deviendra Félix Mazeppa. Première liberté perdue ! Il ne parle pas, ce qui est à la fois une liberté et un enfermement. Tout au long du roman, le Garçon ne cessera de quitter un enfermement pour un autre. On le découvre à la mort de sa mère, un déchirement, mais une libération aussi. Le voilà errant, puis très vite enfermé dans un premier travail, valet de ferme, logé, nourri, mais pas payé. Un nouveau rebondissement le projette dans la roulotte de Brabek, l’Ogre…

Destruction d’un cœur, par Stefan Zweig, Le Livre de Poche
CRITIQUE , NOUVELLES / 16 février 2017

Qu’apporte la lecture de Stefan Zweig au lecteur du 21è siècle ? La question est légitime une fois refermé ce recueil de trois nouvelles dont la première, Destruction d’un cœur, donne son nom à l’ensemble. Trois nouvelles de 1931, époque où Stefan Zweig n’a pas encore pris conscience des dangers de la montée du nazisme (il faudra attendre 1933 pour cela), nazisme contre lequel il ne prendra d’ailleurs jamais publiquement position (voir à ce propos le dossier de fin de volume établi par Isabelle Hausser). Au-delà de leur date de publication, les trois nouvelles de ce recueil ont d’autres points communs. Destruction d’un cœur raconte l’histoire d’un riche bourgeois en vacances. Respirant mal, il se lève nuitamment pour faire quelques pas dans le couloir de l’hôtel, sans allumer la lumière. Il surprend alors sa fille sortant de la chambre d’un homme avant de se faufiler discrètement dans la sienne. Le père en est profondément remué. Il se réfugie dans la colère et le ressentiment, peste contre sa fille et sa femme pour qui il a travaillé toute sa vie afin qu’elle ne manquent jamais de ce maudit argent nécessaire à leur confort et à leur vie mondaine. C’est le cœur de…

Louis Soutter, probablement, par Michel Layaz, Editions Zoé
BIOGRAPHIE , CRITIQUE , ROMAN / 14 février 2017

Il faut une sensibilité hors du commun pour réussir ce que Michel Layaz atteint à la perfection avec Louis Soutter, probablement. Et toute la finesse de l’exercice réside dans ce «probablement». Biographie romancée du peintre et violoniste suisse, l’ouvrage respecte scrupuleusement le parcours de vie de Louis Soutter. Violoniste de talent, marié à Madge, et vivant à Colorado Springs, Soutter est victime de troubles qui pourraient s’apparenter au syndrome de Stendhal lorsque son jeu de violon atteint un seuil d’émotion insupportable. «Les êtres singuliers et leurs actes asociaux sont le charme d’un monde pluriel qui les expulse». Ainsi Jean Cocteau définit-il ses Enfants terribles. La phrase sied à Louis Soutter aussi bien qu’un de ces costumes à la coupe impeccable qu’il affectionnait tant. Tellement expulsé Louis Soutter qu’il se retrouve à l’asile. Pas chez les aliénés, non, mais parmi ceux qui ne parviennent pas à subvenir à leur besoins, à survivre seuls dans la vie que l’on qualifie, souvent à tort, de normale. A l’asile de Ballaigues, Soutter renoue avec le dessin qu’il avait pratiqué et enseigné aux Etats-Unis. Mais son art prend une toute autre dimension dans la chambre de l’asile. Le lecteur suit Louis, vit avec Louis, marche…