«Delacourt, c’est une sacrée bonne femme.» La déclaration est de l’auteur lui-même, référence à la Jocelyne de La liste de mes envies. Elle s’applique parfaitement à Emmanuelle, personnage central de Danser au bord de l’abîme. Ce roman tient à la fois de Madame Bovary (Emmanuelle est appelée Emma par tout le monde, sauf par sa mère) et de La Chèvre de Monsieur Seguin dont Grégoire Delacourt nous restitue le texte original (une lettre à Pierre Gringoire, poète lyrique parisien) en fin de roman. Danser au bord de l’abîme est le roman du désir, celui qui surprend Emma à la Brasserie André lorsqu’elle voit un homme s’essuyer la bouche avec une serviette de coton damassé. Un désir si fort, si vrai, si immédiat, si évident, qu’elle lui fera quitter Olivier, son mari, Manon, Louis et Léa ses enfants. Danser au bord de l’abîme n’est par le roman du désamour, mais bien celui du désir plus fort que tout. Grégoire Delacourt est obsédé par l’instant présent, celui qui permet de saisir sa chance, de faire basculer sa vie, de donner une chance au bonheur. Avec Emma, il brise aussi un tabou: il est moins facile de comprendre et d’accepter d’une femme qu’elle…
[RENTREE AUTOMNE 2017] Damien Murith a fait une entrée en littérature très remarquée en 2013 avec La lune assassinée, premier roman d’une trilogie qui s’achève avec Le cri du diable. On retrouve toute la force de l’auteur, cette écriture près de l’os, qui nous avait tant séduit dans le premier roman et qui s’était un peu diluée avec Les mille veuves. Ici, pas un mot de trop pour dire le village, l’homme malade et peut-être contagieux qui finit par mourir. Camille, sa veuve, est convoitée. Et lorsqu’elle demande de l’aide pour mettre au monde le veau, celui qui vient aider la vache à mettre bas met aussi ses mains sous la jupe de Camille et la langue dans sa bouche. Pour se défendre, Camille s’aide de la fourche, et tue. Pour échapper à la vengeance, elle prend le train pour la ville, où une autre vie l’attend. Une autre vie où les hommes ne changent pas, fussent-ils peintres. Damien Murith travaille sa phrase jusqu’à l’épure. Le texte évoque plus qu’il ne décrit. Il n’en est que plus fort, plantant les crocs de la littérature dans le cœur du lecteur. Des personnages en ombres plus qu’en lumière, des destins contrariés, des…
Faut-il considérer ce roman comme une fable ou un conte? Probablement. Car en plus de nous raconter l’histoire des relations entre chats et hommes depuis les origines, il nous interroge sur le monde d’aujourd’hui et sur l’incapacité de l’homme à vivre en paix. Bastet est une chatte qui a pour vocation d’établir la communication entre les espèces vivantes, en particulier avec sa servante, Nathalie. Oui, pour les chats nous sommes des serviteurs et des servantes! Malgré ses tentatives désespérées de communication, Bastet ne comprend que quelques uns des mots prononcés par sa servante. Mais un beau jour, sur le balcon d’en face, apparaît Pythagore, un siamois aux yeux bleus, bien plus intéressant que Félix, le gros matou qui ne pense qu’à manger et à dormir, même s’il a engrossé Bastet. Pythagore possède un Troisième Œil, à savoir un logement de clé USB protégé par un couvercle violet et situé sur son front. Sa servante, une scientifique, l’a éduqué grâce à ce dispositif. Ce qui permet à Pythagore de transmettre son savoir à Bastet. Et l’on découvre, s’il en était encore besoin, que l’on est souvent plus malheureux dans la connaissance que dans l’ignorance. «Finalement, Félix est heureux car il est…
C’est aux Illuminations de Rimbaud que David Bosc emprunte le titre générique de ces quatre nouvelles que l’auteur préfère d’ailleurs appeler des récits. Quatre récits pour quatre personnages. Frédéric II de Hohenstaufen d’abord, à qui Guillaume de Capparone «fait l’infamant cadeau de la liberté (car personne n’en veut, à cette heure, et le mot lui-même ne fait rêver que les fous).» Honoré Mirabel ensuite, paysan du Pertuis qui s’invente la découverte d’un trésor, ce qu’il fait croire autour de lui. Le leurre lui procure une liberté dont il sait qu’il devra payer le prix fort en cette année 1729. Miguel, homme de La Mancha, vit en 1938 et s’engage pour lutter contre les fascistes espagnols. Mais lorsque la liberté pour laquelle il se bat vient à manquer au sein de ses propres rangs, il choisit la montagne et la forêt. Denis, enfin, est proche d’un groupuscule anarchiste dans le Marseille des années 1980. Proche ne signifie pas inclus. Et c’est bien là le point commun à ces quatre personnages qui font, en pionniers et en solitaires, l’expérience de la liberté, ce bien dont personne ne veut. Ce court recueil, qui se promène à travers les siècles, dit aussi beaucoup du…
«Les histoires, on s’en moque, il y en a plein les journaux» disait Céline. Et donc, on se moque bien de l’histoire de ce roman, couronné par le prix Goncourt en 2005. De quoi s’agit-il en réalité? D’une incroyable mise en abîme, de matriochkas. François Weyergans raconte l’histoire d’un écrivain, François Weyergraf, qui ne parvient pas à terminer un roman intitulé Trois jours chez ma mère, et dont il nous livre les trois premiers chapitres. Chapitres qui racontent l’histoire d’un écrivain, François Graffenberg, qui ne parvient pas à terminer son roman, qui a pour titre… «Je me disais qu’on écrit que pour sa mère, que l’écriture et la mère ont partie liée» écrit Weyergans. Et nous voilà au nœud du problème. Comment se confronter à l’écriture, comment vivre avec elle au quotidien? Les François écrivent, dans le train ou ailleurs, dans leur tête souvent, en de permanentes digressions qui nous mènent du Québec à Manosque en passant par la Suisse ou le Japon. François Weyergans n’étale pas son érudition, qui est pourtant grande. Il la distille, ou plutôt, il l’instille. Paysages, cinéma, littérature, religion, antiquités, tout est bon, matière à malaxer pour le but ultime: écrire, encore et toujours. Philippe…
A force de croiser ses chansons dans de nombreux romans (à commencer par En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut), j’ai voulu en savoir davantage sur Nina Simone. Ce d’autant plus que je savais qu’elle avait vécu à Genève, au Lignon semble-t-il, dans le dénuement, et que je l’avais croisée dans le hall d’un hôtel montreusien, visiblement déboussolée, en marge du Montreux Jazz festival. Je me suis donc plongé dans l’excellente biographie publiée par mon confrère David Brun-Lambert chez Flammarion en 2005, biographie qui fait encore référence, quatorze ans après la disparition de la diva. L’ouvrage de David Brun-Lambert permet de comprendre toutes les dimensions de Nina Simone, née Eunyce Waymon à Tryon, petite ville de Caroline du Nord. Très vite initiée au piano, Eunyce bénéficie du soutien de sa professeure qui détecte rapidement un talent majuscule. Afin d’aider la fillette à progresser, un fonds de soutien est créé, chose rare dans cette Amérique ségrégationniste, fonds qui doit permettre à la jeune artiste de réaliser le rêve de sa mère et de sa professeure de piano: devenir la première concertiste classique noire au monde. Eunyce, pour qui Bach et Mozart n’ont plus de secrets, passe le concours d’admission du Curtis Institut, mais…
Le plaisir de l’esprit permet-il de se passer du plaisir du corps? Le second ne peut se concevoir sans le premier pour la narratrice de ce court roman construit comme une rencontre d’escrime. Malgré les conseils de ses amies, cette narratrice renonce à recourir au réseau social bleu pour trouver l’âme sœur. Elle opte pour la publication d’une petite annonce dans un journal choisi avec soin. S’ensuit une correspondance avec le prétendant sélectionné, en l’occurrence un journaliste dudit journal tombé sur l’annonce en relisant un de ses papiers. Laure Mi Hyun Croset choisit la belle langue pour ce bref roman qui n’a de désuet que l’apparence des subjonctifs. L’auteure nous fait partager les affres de son personnage, sujet à une trop longue solitude, ses espoirs aussi. Le romantisme est la toile de fond de ce roman. Ce romantisme un peu suranné mais dont ne peuvent se départir nombre de nos contemporains, quoi qu’on en dise. S’escrimer à l’aimer, par Laure Mi Hyun Croset, éditions bsn press, collection Uppercut, 2017, 53 pages
Laura Lambrusco (oui, elle est son propre personnage) a-t-elle vraiment raté sa vie sexuelle? Pas si sûr à lire les aventures débridées de cette Miss catastrophe. C’est la parfaire lecture d’été, 140 pages, un sujet en apparence léger, une écriture leste plus que crue et le passage en revue, non pas du Kamasutra, mais de bon nombre de situations possibles dans une vie sexuelle plus ou moins épanouie. L’auteur en profite pour pointer du doigt les travers de la France, la profonde, mais aussi la bobo, celle des CDD et des emplois précaires, des logements insalubres, de la prostitution et même de la police. Laura Lambrusco écrit comme on parle, cash. Elle prend son lecteur par la main et ses personnages par ailleurs. Elle prend aussi le temps de glisser quelques références pas anodines, philosophie et antiquité grecque. Lambrusco, c’est pétillant comme un verre de vin du même nom. On regrettera par contre les trop nombreuses coquilles et les fautes d’accords (en plus de celles «qui sont fait exprès») ainsi que la mise en page parfois déficiente de ce petit livre qui vous fera sourire. Comment j’ai raté ma vie sexuelle, par Laura Lambrusco, ACTéditions, 2016, 140 pages
Léonora Miano est décidément une auteure majuscule! Avec ce deuxième volet de Crépuscule du tourment, elle reprend la narration de la violence d’Amok à l’encontre d’Ixora. Mais du point de vue masculin cette fois. Après les quatre voix de femmes du premier volume, Léonora Miano explore l’âme et les pensées de trois hommes, Amok, Regal et Schrapnel (on pourrait y inclure Continent Africain, le sage qui se dit fou). Trois hommes que tout oppose en apparence, mais que tout rassemble. Car les événements les obligent à plonger au plus profond d’eux-mêmes pour apprendre à accepter qui ils sont vraiment, pour endosser enfin l’entier de leurs responsabilités. Après la violence qu’il a exercée sur Ixora, Amok ne peut plus juger son père, ni le rejeter. Schrapnel revient de l’au-delà pour tenter de comprendre qui il a été, mais aussi et surtout pour s’adresser à Amok, son ami-frère, et l’aider ainsi à sortir de sa fange. Trois hommes, trois écritures, structurées en quatre parties selon un thème de jazz (en ABAA plutôt qu’en traditionnel AABA). Moodswing est le titre de la première partie. C’est aussi le titre d’un album du saxophoniste Joshua Redman. C’est l’exposition du thème, un thème où il s’agit…
Avec Le vertiges des falaises, Gilles Paris nous offre un roman impressionniste, peint touche par touche, voix après voix. Car il s’agit bien d’un roman choral. Et ce sont essentiellement les voix de femmes qui se font entendre, en particulier celles qui habitent Glass, la maison de verre et d’acier bâtie sur l’Ile par Aristide, architecte hors norme et grand-père de Marnie. Marnie a quatorze ans, Marnie a cent ans. Elle sait des choses, parce qu’elle écroute aux portes et observe par le trou des serrures de cette maison tellement grande qu’elle en ignore le nombre de pièces. Celle que l’on surnomme la bâtarde connaît donc tous les secrets de Glass. Elle sait qu’Aristide bat Olivia, sa grand-mère qui règne sur l’Ile avec prestance, dignité et fermeté. Car il faut éviter les scandales, à coup de chèques si nécessaire. Scandales provoqués par Luc, son fils, le père de Marnie, joueur invétéré, coureur de jupons et amateur de bolides. Victime de la violence extrême de son mari, Olivia est une solitaire dont le secret n’est connu, croit-elle que de Prudence, la gouvernante, Côme, son confesseur, et Géraud, le médecin qu’elle connaît depuis l’enfance et dont elle a toujours repoussé les timides…