Le silence même n’est plus à toi, par Asli Erdogan, Editions Actes Sud

23 janvier 2017

«La liberté est un mot qui refuse de se taire.» C’est cette liberté qu’Asli Erdogan défend, pied à pied, dans Le silence même n’est plus à toi, recueil de ses chroniques publiées dans Özgür Gündem, journal pro-kurde, et qui lui ont valu d’être emprisonnée en août 2016. Le titre de la chronique donnant son nom au recueil est emprunté à un poème du Gymnopédie de Georges Séféris, poème qui commence ainsi: «A l’heure où les dés heuretent le sol, à l’heure où le glaive heurte l’armure, à l’heure où rencontrant ceux de l’étranger, les yeux des âmes expirantes s’emplissent d’amour… A l’heure où regardant alentour, tu ne vois que pieds arrachés, mains mortes, et ces yeux qui s’éteignent… A l’heure où désormais même mourir t’es refusé…»

Ces quelques vers donnent la mesure de ce qui se dégage de ce recueil. Un sentiment de dépossession totale, de nuit tombée sur le monde et sur les hommes, de goût de cendre dans la bouche, de pluie incessante. Que reste-t-il à l’auteure, à la journaliste? Les mots bien sûrs, «l’écrasante pesanteur de vivre et d’écrire en ces jours où les hommes – dont des blessés, des enfants – sont brûlés vifs dans les caves où ils sont assiégés.»

Vue d’ici, la situation en Turquie est préoccupante. Mais nous sommes loin, très loin, de saisir l’ampleur de l’horreur, de la menace.Ici, les mots liberté, égalité, démocratie ne sont plus vraiment des réalités, mais plutôt des concepts que nous ferions bien de prendre un peu plus au sérieux, tant les coups de boutoirs se font nombreux à leur encontre (au moment d’écrire ces lignes, les 230 manifestants arrêtés lors de l’investiture de Donald Trump risquent 10 ans de prison et 25’000 dollars d’amende selon un juge fédéral). Il en va différemment en Turquie: «Vraiment, qu’est-ce que la justice selon vous, quand chaque jour on assassine encore, encore et encore…» Le silence des points de suspension, ces trois petits points qui interrogent Asli Erdogan. Sont-ils la traduction graphique de l’indicible, sont-ils le dernier recours lorsque la langue s’effrite? «Une fois de plus, je tente de faire de la torture un « sujet », d’en rendre poreuses les limites… Et invariablement ma langue s’effrite, s’assombrit et perd sa voie.» Perd sa voie, son chemin. Mais prenons garde qu’Asli Erdogan ne perde pas sa voix! Avec courage et détermination elle dénonce et interpelle. Ne restons pas sourds. Les belles lectures de son œuvre, organisées dans les librairies de Suisse romande et coordonnées par La maison éclose (vous pouvez vous inscrire sur le site pour aller lire, vous aussi) n’ont malheureusement pas reçu une attention suffisante. Ce qui se passe en Turquie frémit à nos portes. Certes dans une moindre mesure pour le moment, mais jusqu’à quand? Les réunions récentes et décomplexées des extrêmes droites européennes doivent nous inquiéter et nous inciter à la vigilance et à l’engagement. Et que dire de l’élection de Donald Trump et de ses déclarations affligeantes sur la pauvreté.

Il faut lire Asli Erdogan, la faire lire. Mais il faut surtout la lire activement et garder en tête le cri qu’elle lance: «Une écriture a même de susciter un grand cri qui recouvrirait toute l’immensité de l’univers…» Un cri rendu accessible aux lecteurs francophones grâce à l’excellente traduction de Julien Lapeyre de Cabanes qui restitue toute la poésie de la langue d’Asli Erdogan.

Le silence même n’est plus à toi, par Asli Erdogan, traduction de Julien Lapeyre de Cabanes, Editions Actes Sud, 171 pages

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