Quatre-vingt-dix secondes, par Daniel Picouly, éditions Albin Michel

22 août 2018

[RENTREE AUTOMNE 2018] Le 8 mai 1902, jeudi de l’Ascension, il aura fallu Quatre-vingt-dix secondes à la nuée ardente pour prendre 30 000 vies. La nuée ardente, c’est cette éruption volcanique qui a littéralement rayé Saint-Pierre de la carte de la Martinique. Daniel Picouly raconte cette matinée du point de vue de la montagne Pelée. C’est elle qui parle, qui prépare son grand Boum! pour huit heures, mais qui ne saura le retenir au-delà de 7h52.

Des pâles aurores à l’heure du drame, la montagne Pelée observe donc la vie des habitants. Malgré les premiers signes donnés par le volcan, ils n’ont pas quitté l’île, attendant le deuxième tour des élections législatives: «Clerc vote pour l’évacuation, car Clerc va perdre les élections dimanche prochain. Il le sait et veut faire reporter le deuxième tour. C’est de bonne guerre, mais de mauvaise politique.» Ils sont nombreux à minimiser le danger et Daniel Picouly est allé les chercher dans l’histoire martiniquaise: le maire, Rodolphe Fouché, le gouverneur Louis Mouttet, surtout connu pour avoir été le geôlier de Dreyfus en Guyane, Marius Hurard, le directeur du journal Les Colonies, ou encore Eugène Guérin, propriétaire de la principale usine sucrière de l’île. «La famille Guérin est “une des Dix”. Une des dix familles qui possèdent la Martinique par décile. Ces dix familles l’ont fondée et fait prospérer par le grâce de la flibuste, du commerce, de l’esclavage et de Dieu. Elles sont l’huile de la sainte ampoule et ne se mélangent pas à l’eau trouble du commun.»

L’eau trouble du commun, ce sont les petites gens, ceux que l’histoire, la grande, n’a pas retenus. A l’exception de Cyparis, marin et cultivateur incarcéré et qui sera sauvé par l’épaisseur des murs de son cachot. Daniel Picouly, avec un talent affirmé et une écriture généreuse, donne corps et âme aux autres protagonistes, les personnages purement romanesques. A commencer par Othello et Louise, les amoureux. La scène inaugurale du roman propose d’ailleurs un duel qui oppose Othello à Outreville, un tueur professionnel, payé par Armand Vintelle, le bourgeois protecteur de Louise. On retiendra aussi le personnage de Julie, la mère d’Othello et maîtresse de Cyparis, Mona, mère de Julie et grand-mère d’Othello avec qui elle partage tous ses secrets de vieille indienne. Sans oublier La Garlaban, qui convoite Othello, mais cherche surtout à le protéger.

Qui, parmi ces personnages, parviendra à échapper à l’appétit de mort de la montagne Pelée? Daniel Picouly nous fait vivre intensément les trois heures qui précédent le drame et les Quatre-vingt-dix secondes qui feront perdre à Saint-Pierre son statut de capitale économique et culturelle de la Martinique, au profit de sa rivale, Fort-de-France. L’auteur fond avec subtilité la petite histoire dans la grand et explore avec sagacité qualités et travers du commun des mortels. Bref, la littérature comme on l’aime.

Quatre-vingt-dix secondes, par Daniel Picouly, éditions Albin Michel, 2018, 265 pages

Pas de commentaire

Les commentaires sont fermés.